mercredi 17 août 2022

Des difficultés des enfants racisés



Article parut dans le numéro 83 du magazine Grandir Autrement, disponible à la vente ici. Merci de soutenir ce magazine indépendant.

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Durant mes années de collaboration à GA, je n'ai presque jamais reçu de courrier de lectrice.eur. Tu sais, le genre de courrier qui encourage à rechercher et partager... Enfin, j'en ai reçu 3... en à peu près 4 ans d'écriture.  Les deux premiers, suite à mes articles sur le végétalisme. Les missives étaient documentées et assez outrées, la rédaction m'a soutenue je me souviens. Le dernier courrier, je l'ai lu juste avant de me crasher à vélo, il y a deux ans, et d'avoir le plus gros accident de ma vie. Accident qui m'a fait sortir de mon corps et dont je porte encore les séquelles aujourd'hui. Bien sûr, ce n'est pas la faute de la lectrice ! Ce n'est pas ce que j'insinue. Ce que je constate, c'est que ce sujet me remue (c'est un euphémisme!) et qu'il a remué, quand bien même j'édulcore mon propos. 

Je trouve cet article assez gentil. Deux ans après, mon bagage d'activiste, de mère racisée d'enfants racisés c'est étoffé. Je serai bien plus cash si je devais partager à nouveau. Mais je ne m'essouffle plus à éduquer à grande échelle. Ce n'est pas ma mission. Ce qui me semble important, c'est de prendre soin de moi, mes enfants, les personnes qui cumulent comme moi les minorités visibles et notre pain-body collectif. Les autres peuvent s'éduquer elles.eux-mêmes.

Je n'ai jamais répondu à la lectrice. Je ne répondrai pas non plus ici.


Des difficultés des enfants racisés

Anaïs Tamen


L'adjectif « racisé » parle du regard de l'observateur. On n'est pas un racisé mais « racisé », c'est-à-dire vu comme « autre » par celui/celle qui nous attribue une race supposée et les projections qui vont avec. Le racisme est une réalité sociale, quotidienne et institutionnalisée. Y mettre fin c'est d'abord voir la part que l'on joue dans ce système bien solide qui empoisonne la vie quotidienne et l'amour de soi à tout âge.



Maé a 4 ans, elle a demandé une princesse. Sa mère lui offre une poupée noire. Maé dit : « Mais non, une vraie princesse, une belle ! ». La maman de Maé est blanche, son papa est noir.

Julie, en première année de maternelle, se confie enfin à sa maman (blanche) après quelques semaines de silence tant elle a honte : « À l'école tout le monde dit que mes cheveux sont moches, sauf la maîtresse ! ». Quand sa mère lui demande comment elle les trouve, Julie répond qu'elle les trouve beaux mais qu'elle tire tous les jours dessus devant la glace.

Ma fille, à 5 ans, me demande comment effacer cette couleur noire de sa peau. « Je ne l'ai pas choisie et je n'en veux pas ! ». Elle a un grand-père noir et trois grands-parents blancs.

Les enfants de Marine sont instruits en famille. Ils ont un prénom et un nom de famille peul. Marine observe que ses enfants sont contrôlés chaque année alors qu'en Belgique les contrôles ont lieu tous les deux ans.

Lili, 6 ans, rentre de l'école du cirque : « C'est dur d'être le seul point bleu, parmi tous ces points verts ». Sa mère ne comprend pas tout de suite.


Le poids de la visibilité

« Être noir c'est être toujours visible. C'est donc devoir composer avec cette visibilité et au fait d'être perçu comme différent. C'est faire l'expérience d'être “l'autre”1 ».

Pour Robin DiAngelo, sociologue, « Tous les enfants entre 3 et 4 ans comprennent qu'il vaut mieux être blanc, tous2». Akuye Addy, chercheuse, ajoute qu'avant 2 ans, les enfants perçoivent la couleur et le genre de manière neutre, ensuite ils « ressentent et réalisent qui est présent, qui a une voix, qui est vu, qui est important et qui ne l'est pas3 ». Chez les enfants issus de la majorité raciale, ce processus mène à la supériorité internalisée, tandis que les enfants racisés internalisent le rejet des personnes de couleur.

L'expérience précoce du rejet chez les jeunes enfants et ses conséquences constituent l'un des premiers désavantages dans la scolarité et la socialisation des enfants racisés4. La dévalorisation de l'image de soi et l'adaptation au statut de minorité, « d'autre », s'ajoutent à la foule des apprentissages de la petite enfance. Cette expérience, la vaste majorité des enfants blancs n'y est pas confrontée5. Au fil du temps et des expériences de rejet, ces enfants peuvent se replier sur eux-mêmes, adopter des comportements de bravade ou de déni d'une réalité blessante.

Une expérience sociologique très pertinente, appelée « le test de la poupée »6, montre que la grande majorité des enfants, quelle que soit leur couleur de peau, associe le fait d'être socialement accepté.e, beau/belle, gentil.le, intelligent.e, au fait d'être blanc.he. La couleur noire de peau est associée à la méchanceté, l'agressivité, la stupidité et au rejet social. Les enfants noirs assimilent aussi ces associations.


Un écran de projection

Au quotidien, c'est comme si la couleur de peau servait d'écran de projection aux idées préconçues, fantasmes, peurs et curiosités teintées d'exotisme des personnes blanches. La manière dont les personnes noires sont représentées dans la littérature jeunesse, les dessins animés et autres médias donne un bon aperçu de ces préjugés. Les personnages sont le plus souvent caricaturaux, exotiques ou victimes.

Malgré l'histoire de l'immigration en Europe, la compréhension commune est qu'être européen, c'est être blanc. C'est l'une des racines du refus d'appartenance pour les personnes racisées à la société dont elles font partie intégrante. On peut être né en France, y grandir, aller à l'école, et toujours, être perçu comme « l'autre ».


Oser voir notre racisme inconscient

Pour que le racisme cesse, il faudrait déjà pouvoir en parler. Car parler de racisme, c'est amener de la conscience sur nos paroles et actes inconscients qui s'inscrivent dans un système social inégalitaire et le renforce.

Or, comme l’a mis en lumière Robin DiAngelo, il est difficile et délicat de parler de racisme avec les personnes blanches. C'est ce qu'elle appelle la « fragilité blanche7 ». Elle explique que lorsqu'on aborde la question du racisme, les personnes blanches sont sur la défensive. Elles refusent de se remettre en question car elles ont une image biaisée du racisme comme un acte individuel, une « mauvaise action » perpétrée par une personne raciste. Or, « le racisme est un système inégalitaire institutionnalisé, tout comme le patriarcat avant le vote des femmes. C'est un tissu de notre société auquel nous participons8 ».

Robin DiAngelo invite à déconstruire les pièges qui empêchent de percevoir son propre racisme inconscient en érigeant des défenses, par : l'objectivation (« Je côtoie des personnes noires »), l'individualisation (« Nous sommes tous uniques ») et l'universalisme (« Nous sommes tous un »). Ces discours, aussi bien intentionnés qu'ils soient, sont déconnectés de la réalité sociale et empêchent le changement.

Le racisme ne se limite pas à un dégoût conscient. Cheminer vers la vigilance et l'humilité face au racisme, c'est par exemple oser se découvrir comme blanc avec une expérience blanche dans une société multiculturelle inégalitaire. C'est voir la supériorité blanche comme une réalité sociale, globale9 et individuelle. C'est voir ce que cette supériorité inconsciente engendre chez soi. 


Des outils

- Différencier l'intention de l'impact. On peut avoir toutes les bonnes intentions du monde, si nos paroles ou actes sont intrusifs ou moqueurs, il y a peu de chance qu'ils servent le sentiment d'appartenance et le bien-être de l'enfant ou del'adulte auquel on s'adresse. Questionner une personne non-blanche sur ses origines est intrusif.

- Se remettre en question même quand on est (grand-)parent ou partenaire de personnes racisées. Les enfants et adultes soumis au stress racial ont besoin d'être en sécurité émotionnelle dans leur foyer, c'est-à-dire ne pas être rappelé à leur différence s'ils n'abordent pas eux-même le sujet.

- S'affranchir du vocabulaire de colon (métis, quarteron...) qui nourrit le colorisme (la hiérarchisation des couleurs de peau) et la bêtise populaire (pâtisserie « tête de nègre ...», père fouettard, etc.)

- Comprendre qu'il n'y a pas de « petites discriminations » et qu'elles provoquent à la longue la haine de soi.

- Se prémunir d'une représentation biaisée de la société dans la littérature jeunesse et nourrir une représentation positive des enfants racisés10.


1 - Akuye Addy, « Black feminism, Black lives », travaux de recherche en sciences sociales, Université de Fulda (Allemagne), 2018.

2 - Robin DiAngelo, « Being nice is not going to end racism » : https://youtu.be/9Jin7ISV85s

2 ans après, cette vidéo n'est plus disponible malheureusement et je ne la retrouve plus. Mais j'ai ajouté à la fin de cet article une vidéo similaire.

3 - Akuye Addy, op.cit.

4 - Notons que la discrimination commence bien avant la scolarité. Pensons par exemple à la qualité et l'accès aux soins de santé de la mère et de son bébé. L'enfant racisé est dès la conception touché par notre système inégalitaire.

5 - Sauf dans certains quartiers ghettos où le rapport majorité/minorité s'inverse et où les enfants blancs sont confrontés à cette problématique. Si nous avons tous des préjugés raciaux, le « racisme inversé » comme certains le nomment de manière simpliste ne peut s’apparenter au racisme institutionnalisé car les enfants blancs restent dotés des privilèges qui faciliteront leur parcours social face aux institutions, aux propriétaires, aux employeurs, etc.

6 - Ce test a été mené pour la première fois durant la ségrégation raciale aux États-Unis par les chercheurs Kenneth et Mamie Clark (https://youtu.be/AFHdpfcvKic) puis répété de nos jours avec différents groupes d'enfants (https://youtu.be/tkpUyB2xgTM).  Les résultats sont similaires.

7 - Robin DiAngelo, « White Fragility : Why It's So Hard for White People to Talk About Racism », Beacon Press, 2018.

8 - Ibid.

9 - À l'échelle mondiale, les statistiques sont impitoyables : sur les dix personnes les plus riches de la planète, neuf sont des hommes blancs, et huit d'entre eux détiennent autant de richesse que la moitié pauvre du globe.

10 - En découvrant par exemple de beaux ouvrages sur le blog d'une mère bibliothécaire québécoise, Mistikrak : https://mistikrak.wordpress.com












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